12
Une fois de plus, Huy eut l’impression de vivre un rêve. Il était heureux que Psaro fût avec lui ; à cet instant, il se sentait plus proche de son serviteur que de tout être au monde.
Il ne savait lui-même à quoi il s’était attendu, mais il s’efforça de rester impassible et s’aperçut, non sans amertume, qu’il n’avait guère de peine à dissimuler ses sentiments. Même si le sang continuait à battre sous son crâne et si un étau enserrait sa gorge, il n’éprouvait ni élan d’affection ni désillusion. La fureur et la peur étaient abolies. Son cœur ne lui disait rien.
Peut-être Héby le sentit-il, car il baissa les yeux avec – Huy l’imagina-t-il ? – un certain désappointement. Le jeune homme jeta ensuite un coup d’œil sur Psaro, puis son regard se fixa sur Nofretka. Il s’approcha d’elle et lui prit la main d’un air d’autorité qui déplut à Huy : qu’avait dit Nofretka au sujet de son propre père, confondant amour et possessivité ?
Héby se tourna et fit face au scribe, qui soutint son regard avec un détachement surprenant. Pourtant, Huy se sentait nerveux. Après le divorce, s’était-il réellement comporté comme il le devait envers son fils ? Il avait eu l’impression de faire ce qu’il pouvait, mais au fond…
Aahmès avait dit vrai : Héby avait hérité de sa carrure athlétique. En vérité, il était plus grand, mais avec le même corps puissant et bien charpenté. Il portait un lourd pagne de lin et un tablier maintenus par une ceinture de cuir ; ses sandales de cuir d’excellente qualité n’étaient sûrement pas celles fournies par l’armée. Deux larges bracelets d’or enserraient ses poignets, et son torse s’ornait d’un collier d’or et de turquoise. Pas vraiment la tenue d’un déserteur, ni même d’un homme forcé de se cacher. S’il fallait lui reconnaître une qualité, pensa Huy, c’était l’intelligence. Son visage solide, aux traits fermes, rappela au scribe son propre père : un menton volontaire sous des lèvres pleines et décidées ; un nez proéminent mais bien dessiné, et des yeux gris un peu trop écartés sous un front uni, hâlé par le soleil. Ses beaux cheveux noirs lui descendaient aux épaules. Mais en dépit de sa jeunesse, sa physionomie était celle d’un homme marqué par la vie.
Héby pressa la main de Nofretka, puis fit quelques pas vers Huy, avec hésitation, en affrontant enfin son regard.
« Mon père…
— Eh bien, Héby, on peut dire que tu sais faire ton entrée. Moi, je n’ai jamais été très doué pour le théâtre.
— Il était difficile d’organiser une rencontre autrement que par ce subterfuge. Et j’étais impatient de te connaître.
— Tu as pourtant su refréner ta hâte, jusqu’à présent. Cela fait déjà un certain temps que je te cherche.
— Je sais. »
Un silence embarrassé s’ensuivit. Chacun d’eux avait conscience que sans les liens du sang, dont la magie refusait d’opérer, ils n’étaient rien l’un pour l’autre.
« Tu as donc déserté, lança Huy, qui regretta aussitôt son ton accusateur – lui-même n’avait-il pas failli à ses devoirs de père ?
— En apparence seulement. Je n’ai rien à me reprocher. Je n’ai pas agi par lâcheté.
— Tu as abandonné ton unité.
— Il est vrai. Mais je devais m’occuper d’une affaire qui ne pouvait attendre mon retour. La guerre était déjà pour ainsi dire finie. Lorsque j’ai reçu mon ordre de mission, un combattant de plus ou de moins n’aurait rien changé à son issue. Tandis qu’ici, ma présence était d’une importance cruciale.
— C’était bien toi qu’Aahmès a aperçu ?
— Oui, c’était bien moi.
— Pourquoi as-tu agi de la sorte ? Pourquoi t’es-tu montré à elle sans lui parler ? »
Héby baissa la tête.
« Il fallait que je la rassure. Elle avait eu déjà tellement de malheurs…
— Elle aurait pu te prendre pour un spectre.
— C’est bien pourquoi j’ai laissé ma boucle de ceinture ! Je savais que tu la remarquerais. J’ai entendu parler de ton travail, après la chute du Grand Criminel.
— C’est Psaro qui a découvert cette boucle. Elle aurait pu appartenir à n’importe quel soldat. »
Héby ne répliqua pas.
« Enfin, l’essentiel est qu’on l’ait trouvée ! reprit Huy avec plus de douceur. Et, je l’admets, elle m’a donné la certitude que tu étais ici. »
Soudain, il se sentit trembler intérieurement. Après tout, c’était son fils, le petit garçon dont le fantôme s’était blotti si souvent contre lui dans ses rêves, la partie de lui qu’il n’avait jamais connue. Il mourait d’envie de s’avancer et de serrer son fils dans ses bras, mais par malheur, il en était absolument incapable. Trop d’interrogations l’arrêtaient, et quelque chose de dur, aussi, dans les yeux d’Héby. Ils ne s’étaient pas suffisamment expliqués pour pouvoir se laisser aller à des effusions.
« J’ai beaucoup à te raconter, père, déclara le jeune homme, butant un peu sur ce dernier mot. Mais sois sûr que je ne me suis pas conduit en lâche et que je n’ai pas oublié l’honneur de ma famille. En réalité, c’est l’infortune de Menouhotep qui est à l’origine de mon plan.
— Où étais-tu ? Comment as-tu vécu ?
— On m’avait bien dit que tu posais de nombreuses questions, remarqua Héby en souriant. À présent, je vais tout te révéler. C’est une longue histoire ! Peut-être voudrais-tu t’asseoir et prendre du vin.
— Non, j’ai assez bu. »
Cependant, Huy prit place sur un des tabourets et s’accouda sur la table. Héby resta où il était, debout tel un soldat au rapport. Nofretka s’était tournée vers la fenêtre. Psaro, les regardant tour à tour et incertain du rôle qu’il avait à jouer, demeurait près de la porte.
« Très bien, reprit Huy. Je t’écoute.
— J’ai vécu dans une chambre du port, où nul ne pose de questions, où nul ne se soucie des autres. J’ai vu que tu observais la tenue que je porte aujourd’hui. Considère-la comme une marque de respect envers toi. Jusqu’à ce jour, je me suis arrangé pour passer inaperçu. Mais je suis bien protégé par mon ami Chérouiri. Je sais que je peux me fier à lui. Si je ne lui ai jamais révélé ma cachette, c’était de peur qu’ils le prennent et le forcent à parler sous la torture. »
Huy s’abstint provisoirement de demander qui étaient ces « ils ». Il songea qu’Héby s’exprimait comme un soldat en service commandé, comme un espion derrière les lignes ennemies.
« Pourquoi t’aide-t-il ?
— Parce qu’il croit en ce que je crois. Parce qu’il est las de la corruption omniprésente dans cette cité. »
Huy se rappela Chérouiri, le suppliant de l’emmener à la capitale du Sud. L’intendant s’était-il ménagé une porte de sortie au cas où les plans d’Héby échoueraient ? Il décida de n’en rien dire. Quels que fussent ses projets, Chérouiri n’avait commis aucune trahison.
« Quelle corruption ? »
Les yeux du jeune homme s’assombrirent.
« Le pharaon ne t’a pas permis de t’absenter à seule fin de te lancer à ma recherche. Son bras est long et son regard est perçant, cependant ce trou est trop sombre pour qu’il le sonde, et il ne plongerait pas la main dans un nid de serpents. Alors, il t’a envoyé.
— Tu es bien informé. Mais je n’ai rien vu ici qui soit susceptible de l’alarmer. »
Huy repensa au navire étranger sur la jetée du camp, lors de sa première visite à Ouserhet. Oui, un mystère existait, et sans doute un danger. Il espéra brièvement que Parénefer avait su remplir sa mission jusqu’au bout. Mais l’issue de cette affaire était encore un secret connu des dieux seuls.
« Je sais que tu es plus perspicace que tu ne veux le montrer. Kamosé t’a chargé de retrouver les assassins d’Ipour.
— Oui. Des terroristes khabiri. J’ignore comment ils ont réussi à s’échapper.
— Allons ! Tu commences sûrement à comprendre que j’ai moi-même planifié la mort d’Ipour. Ce ne sont pas des Khabiri qui l’ont exécuté, mais des marins d’Alasia. Ces hommes avaient travaillé avec Ipour et les autres, en emmenant des prisonniers de guerre dans leur pays pour les y vendre comme esclaves.
— Mais pourquoi auraient-ils assassiné le grand prêtre ?
— J’ai affirmé qu’il les avait trompés sur les prix – lui seulement, pas ses complices – et je leur ai offert une récompense royale, avec de l’or provenant de la propre chambre forte d’Ipour. »
Huy contempla la fille de Douaf, qui s’était tournée et le dévisageait.
« Le savais-tu ? lui demanda-t-il.
— Je l’ai appris.
— J’aime Nofretka, poursuivit Héby. Le tort qu’elle avait subi devait être redressé.
— De cette façon ?
— La loi est parfois trop lente pour être juste, en particulier la loi du roi.
— C’est la loi de la Terre Noire.
— Ay gouverne le pays pour lui-même. Il porte encore la flétrissure du Grand Criminel. Ce qu’il nous faut, c’est un chef qui nous ramènera vers la grandeur. »
Héby avait parlé avec fougue et sentit qu’il en avait trop dit. Il se maîtrisa, le souffle court. Nofretka l’observait d’un air légèrement inquiet. Quant à Psaro, il gardait les yeux baissés.
« Je suis haut fonctionnaire à la cour de Pharaon », rappela calmement Huy.
Après un long silence, Héby reprit la parole d’un ton plus doux, presque suppliant.
« Il faut absolument que tu comprennes ! Ipour avait terriblement fait souffrir Nofretka. Mais, dans d’autres cas, il avait poussé l’abomination à l’extrême en tuant des enfants. Il était trop précieux pour la communauté et s’en est sorti indemne. On ne peut accepter de vivre dans un pays où de tels crimes sont tolérés ! Si la justice officielle ne sait pas se montrer impartiale, d’autres se chargeront de la faire respecter. »
Huy pensa qu’il aurait mieux compris son fils s’il avait eu pour seul but de venger Nofretka. Mais cela commençait à ressembler à une campagne.
« Comment as-tu réussi à t’introduire dans la chambre forte d’Ipour ?
— Pardonne-moi, je tiens à garder mes secrets », dit Héby en souriant.
Huy pensa à Sénofer et à Méten, mais se contenta de remarquer :
« Le vol n’entre pas dans la liste des crimes que tu condamnes ?
— La fin justifie les moyens. Et, d’après toi, sur quoi repose la fortune d’Ipour et de ses amis, les dignes marchands et notables de cette bonne ville, sinon sur le vol ?
— Quoi, tous sont corrompus ?
— Les chefs. Ceux qui doivent être supplantés.
— Par qui ?
— Par les justes.
— Dont tu fais partie ?
— Exactement.
— Et qui sont les autres ?
— Chérouiri est du nombre. Mais, père, tu ne peux t’imaginer quelle fosse d’aisances est cette ville ! »
À nouveau la flamme qu’il tentait de contenir explosa dans sa voix et ses traits sérieux devinrent ceux de l’enfant qu’il était encore au fond, révolté par l’injustice, par la vénalité et par les compromis qu’il voyait autour de lui, mais que la plupart d’entre nous, pensa Huy, finissaient par accepter. Ces petites mesquineries et ces désillusions étaient inhérentes à l’existence. L’hypocrisie des notables, soucieux de préserver leurs propres intérêts, relevait du même ordre d’idée. Ou Huy devenait-il trop cynique ? N’en avait-il pas vu assez pour savoir que le bien et le mal coexistaient en l’homme, et que, dans leur éternel combat, le mal semblait toujours l’emporter ? Mais pas tout à fait. Pas tout à fait. La vie était une épreuve imposée par Rê et il ne fallait pas céder, sous peine de livrer le monde au mal. Or, ce monde était tout ce que les hommes connaissaient : seul un fou pouvait placer ses espoirs dans un au-delà hypothétique.
Toutefois, on ne restaurait pas la justice au risque de détruire l’équilibre du monde. Huy contempla le visage de son fils. Dans l’expression saisie le temps d’un souffle, il retrouva un instant Héby tel qu’il l’avait connu, et son cœur devint un puits.
« Songe un peu, père ! Les gens d’ici ont vendu des esclaves à Alasia, tirant profit des prisonniers de guerre envoyés pour cultiver nos champs. Ils ont falsifié les comptes et pensent donner une infime fraction de leurs bénéfices à Horemheb.
— Tu veux dire au pharaon, corrigea paisiblement Huy.
— Oui, admit le jeune homme, sans prononcer le nom du roi.
— Mais où est le problème, Héby ? Horemheb n’est pas facile à duper. Il vérifiera les comptes et ne sera satisfait que s’ils indiquent approximativement le montant qu’il attend.
— Il n’aura pas le temps de s’en charger personnellement. Il fera confiance au gouverneur. Ils ont préparé des comptes officiels, sachant que les documents seront versés aux archives ; mais les bénéfices réels dépassent l’imagination. Kamosé dira au général ce qu’il veut entendre, car il est des leurs.
— Qui sont les autres ?
— Ouserhet et Atirma. Douaf et Ipour faisaient également partie du lot.
— Et tous deux sont morts, fit observer Huy en lançant un bref regard à Nofretka.
— Oui. Mais le sang de Douaf n’a pas souillé mes mains. »
Sa voix n’exprimait pas d’émotion. Il était facile de voir que la mort du marchand servait ses intérêts. Nofretka gardait les yeux rivés sur le mur aveugle, en face de la maison. Pour la première fois, Huy prit conscience du brouhaha du marché au-delà, qui semblait appartenir à un autre monde.
« Et les fils d’Ipour ?
— Ah ! Mes amis Sénofer et Méten, dit Héby avec un sourire froid. Par une ironie des dieux, c’est grâce à eux que j’ai découvert ce qui se tramait. J’ai compris depuis pourquoi ils m’ont invité à les rejoindre. Je devais être leur instrument, le soldat qui remplirait son rôle d’exécuteur avant d’être jeté aux crocodiles. »
Il s’interrompit, son œil intérieur se remémorant le passé.
« Nous nous surnommions « Les Veilleurs » et nous nous considérions comme une élite, seule capable de briser l’emprise de ces vieux rapaces sur la cité. Atirma, aveuglé par sa propre cupidité, n’était qu’un pion entre leurs mains.
— Quels étaient tes projets ?
— Au début, je comptais simplement mettre au jour ce trafic d’esclaves, mais quand j’ai eu vent des forfaits d’Ipour, j’ai pensé qu’il méritait le pal. Je savais qu’il ne connaîtrait jamais ce châtiment. Sa mort fut relativement douce et mon seul regret est qu’elle ait été si clémente. Il m’a fallu du temps pour ouvrir les yeux et comprendre ce qui se passait en réalité.
— C’est alors que tu as décidé de te cacher ?
— Du moins, que j’ai commencé à l’envisager. Je m’étais lancé dans une course contre le temps. Bientôt, je devrais partir pour le front. Je ne craignais pas de me battre, père, insista-t-il en lançant à Huy un regard implorant. Quels que soient tes doutes, cela, il faut que tu le croies. »
Huy inclina la tête. Il se sentait las. Le visage de Nofretka était un masque et Psaro se tenait coi au point qu’il semblait faire partie du mur.
« Comme tu le sais, Méten travaillait pour Douaf. Il était son scribe et consignait ses transactions. Il tenait tous les comptes, y compris ceux relatifs aux ventes d’esclaves. Il en existait deux séries : l’une destinée aux archives et l’autre détaillant les transactions réelles.
— En conserver la trace était dangereux.
— Certes, mais ils en avaient besoin vu le peu de confiance qui existait entre eux. Ils s’assuraient ainsi que chacun recevrait sa part du gâteau.
— Mais ils se fiaient à Méten ?
— Ils le croyaient des leurs.
— À juste titre ?
— Non. Les frères avaient délibérément infiltré le groupe afin de le démasquer. Comme tous mes compagnons, je savais que des navires d’Alasia accostaient régulièrement sur les jetées du camp. Je dois tenir de toi, père, car cela m’intriguait. Que faisaient ici tous ces bateaux ? Ils arrivaient la nuit. Nous devions rester à l’écart des quais. On nous disait que les prisonniers de guerre seraient transférés sur des navires fluviaux à destination du sud, où ils seraient vendus sur des marchés d’esclaves. Ce n’était qu’un tissu de mensonges. Quand Sénofer et Méten m’ont parlé de leur plan, cela m’a rendu heureux. J’ai cru trouver des amis partageant mon idéal.
— Quels étaient leurs sentiments à l’égard de leur père ?
— Ils disaient que la justice se devait d’être impartiale.
— Voilà qui ne m’étonne pas d’eux. Avais-tu rencontré mon fils, à cette époque ? demanda le scribe à Nofretka.
— Oui, nos familles se connaissaient. Mais j’ignorais ses intentions.
— Dans une cité comme celle-ci, la société vit en vase clos, dit Héby. On risque d’y étouffer. C’est ce qui est arrivé à Menouhotep. Il ne voulait rien avoir à faire avec ce trafic. Je n’affirmerais pas que ses motifs étaient purs. Son affaire battait de l’aile et il avait peur de s’aventurer en eaux troubles. Alors, ils se sont arrangés pour le briser. Mais tout n’est pas encore perdu et c’est moi qui l’aiderai à se relever. »
Huy surprit le regard éperdu d’adoration que Nofretka lançait à son fils.
« Ainsi, ta justice n’est pas impartiale, dit-il durement.
— Comment cela ?
— Tu es poussé par un souci de vengeance. Contre Ipour à cause de ce qu’il a infligé à Nofretka, contre les autres à cause de ce qu’ils ont fait subir à Menouhotep. Ces autres incluent ton père, Nofretka, ton père assassiné.
— Je t’avais bien dit de ne pas le mettre dans le secret ! Il va contrecarrer tes plans, lança la jeune fille à Héby.
— Oh, non ! répondit celui-ci avec une froideur à glacer le sang. Il est trop avisé pour s’y risquer.
— As-tu tué Douaf parce qu’il te soupçonnait de coucher avec son épouse ? » interrogea le scribe.
Cette situation lui paraissait de moins en moins réelle. Il avait la sensation de l’observer d’en dehors de lui-même.
« Non. Au contraire, comme il me soupçonnait d’être l’amant de sa femme, il n’imaginait pas qui était ma vraie maîtresse.
— Qu’aurait-il fait s’il l’avait appris ?
— Il aurait veillé à ce que je quitte la ville par le premier convoi militaire et aurait marié Nofretka à l’un des frères. Probablement Méten, qui la voyait chaque jour. Et Sénofer avait d’autres intentions.
— Lesquelles ? »
Héby jeta un regard rapide à Nofretka, puis expliqua :
« Il est l’amant d’Hémet. Dès que je l’ai su, j’ai compris leurs desseins. Certes, ils comptaient révéler la corruption des chefs de la cité. Atirma étant entraîné dans leur chute, ses biens seraient confisqués. Sa femme divorcerait, ce qui la rendrait libre d’épouser Sénofer. En récompense de sa loyauté, celui-ci se verrait confier la gestion des domaines confisqués. Si, de son côté, Méten épousait Nofretka, les frères auraient la mainmise sur toute la richesse de la ville. En outre, Sénofer savait qu’à la mort de son père, il hériterait de sa charge, obtenant par là même le contrôle du port. »
Huy observait son fils. Pendant tout le temps où celui-ci avait parlé, un sentiment nouveau s’était emparé du scribe : dans le raisonnement et dans la logique du jeune homme, il se retrouvait. Mais, hélas, pas dans tous ses actes. Il songea à Ipour, battu à mort par les marins. De qui Héby tenait-il un tel instinct ?
« Quand as-tu pris la décision de déserter ? »
Il vit son fils tressaillir sous ce terme insultant, qu’il avait employé délibérément. Qu’est-ce qui le poussait à blesser Héby dans sa fierté ? La peur ? Il n’oublierait pas de sitôt la froideur de sa voix et la détermination farouche de son regard quand il avait rassuré Nofretka, quelques instants plus tôt.
« Dès que j’ai compris les véritables intentions des deux frères. Mais mon départ pour la guerre bouleversait leurs plans. Ils comptaient sur moi pour éliminer les obstacles gênants – Atirma, par exemple. Ils commençaient à penser que sa mort serait le meilleur moyen de réaliser leurs ambitions. C’est alors que j’ai disparu du plateau du senet. J’avais d’ores et déjà appris les méfaits d’Ipour, une nuit que j’avais bu avec Méten et qu’il s’était épanché.
— Tu lui avais confié tes sentiments pour Nofretka ?
— Oui, de même qu’il me racontait sa liaison avec Méritrê. »
Huy s’abstint de tout commentaire.
« Qu’y a-t-il ? demanda Héby.
— Rien. Dis-moi comment tu as pu fausser compagnie à ton régiment. »
Le jeune homme n’insista pas, bien qu’une interrogation subsistât dans ses yeux. Huy espéra qu’avec le temps, il comprendrait par lui-même.
« Heureusement, je m’étais fait ici un ami digne de confiance.
— Chérouiri.
— Oui. Il était très lié avec mon beau-père. »
Huy dissimula sa surprise. Chérouiri cachait encore mieux son jeu qu’il n’avait cru.
« Travaillant pour Kamosé, il était en mesure de m’aider. Et je comptais encore trois amis parmi mes camarades. Ils connaissaient la mission que je m’étais fixée. Notre vaisseau mit les voiles avant l’aube, avec la marée, pour ce qui devait être un des derniers convois vers le septentrion. Certains officiers contestaient le bien-fondé d’envoyer de précieuses troupes de charrerie alors que la victoire était assurée. Les surveillants avaient relâché leur vigilance. Je n’eus pas longtemps à attendre. Nous naviguions depuis peu et le jour n’était pas encore levé. Avec l’aide de mes amis, je me laissai glisser le long de la coque et nageai jusqu’au rivage. Il y a un gros rocher en forme d’hippopotame sur la plage, à l’est de la cité. Chérouiri vint m’y rejoindre et m’apporter des vêtements de marin. Il ne s’attarda pas. Quant à moi, j’attendis l’aurore pour me diriger vers le Fleuve. Là, je pris un bac jusqu’au port. Je n’étais déjà qu’un matelot parmi tant d’autres.
— Et la mort d’Ipour ?
— Je l’avais organisée avant mon départ. Ma seule inquiétude étant que les marins d’Alasia n’exécutent pas le plan jusqu’au bout, j’avais recommandé à Chérouiri de ne leur remettre le dernier versement qu’une fois la besogne accomplie.
— C’est bien naturel, ironisa Huy.
— Je n’espérais pas ton approbation. Nous ne sommes pas de la même trempe, toi et moi. Tu n’as sauvé ta peau qu’au prix de compromissions, et si je te manque ainsi de respect, c’est que tu n’as jamais rien fait pour m’en inspirer. »
Huy encaissa cette insulte en silence. Horemheb arriverait d’un jour à l’autre. Que ferait son fils ? Se présenterait-il à la première audience du général, vêtu de la somptueuse tenue qu’il arborait ce jour-là ? Choisirait-il ce moment pour dénoncer tous les coupables ? Il n’en restait pas moins un déserteur et Huy n’était pas convaincu qu’Horemheb fermerait les yeux.
Il se rendit compte qu’Héby l’observait, prenant son mutisme pour de la réprobation.
« Il est vrai que nous sommes des étrangers l’un pour l’autre, dit enfin le scribe, avec plus de force qu’il n’en avait l’intention. Néanmoins, nous sommes du même sang. Au nom de l’amour que j’avais pour toi, et que je porte encore à l’enfant que j’ai connu, je te le demande : comment pourras-tu prouver ta bonne foi ?
— Je te remercie de ne pas faire cas de mon emportement. Pardonne-moi. Je suis épuisé, et ma proie est sur le point de tomber dans le piège. J’ai en ma possession les papyrus où figurent les comptes. Les vrais et les faux, de la main de Méten et annotés par Douaf. Cela suffira pour déclencher une enquête. Le général te demandera peut-être de la diriger.
— Comment te les es-tu procurés ?
— C’est moi qui les ai pris », répondit Nofretka.
En son for intérieur, Huy pria pour être rappelé dans la capitale avant le prochain coucher du soleil.
« Cela n’expliquera ni n’excusera le meurtre d’Ipour, objecta-t-il.
— Je témoignerai ! dit Nofretka. Héby et moi avons échangé le serment. »
Une fois dehors, Huy savoura la chaleur du soleil avec autant de gratitude qu’un lézard. Il traversa rapidement la petite place, regagna le quartier nord comme s’il avait un démon à ses trousses et ne s’arrêta pour parler à Psaro que lorsqu’ils furent enfin à mi-chemin.
« Ils prétendront que les comptes sont des faux.
— Mais si Horemheb ouvre une enquête et qu’ils ne peuvent montrer les esclaves…
— Horemheb n’a pas de temps à perdre en bagatelles. La parole de deux enfants contre celle du gouverneur, du chef de garnison et d’un notable ? Il ne jettera même pas un regard sur les papyrus.
— Mais Héby…
— Héby ne déviera pas du plan qu’il s’est fixé.
— Tu dois l’arrêter !
— Non. Il faut aller jusqu’au bout. Jusqu’à quel point Sénofer et Méten seront-ils affolés par la disparition des comptes ? Beaucoup dépend de cela. »
Huy s’interrogeait également sur la réaction de Kamosé et d’Ouserhet, si les accusations d’Héby étaient fondées. Et, quant à lui, que dirait-il au gouverneur au sujet des meurtres d’Ipour et de Douaf ? Il ne voulait pas croire que son fils était responsable du second, tout en sachant que c’était possible. Mais pourquoi aurait-il avoué si naïvement avoir prémédité la mort du grand prêtre ? Croyait-il réellement que la soif de justice excusait tout ? Et que faire de cette information ? Il n’y avait aucune preuve. Dénoncer Héby à Horemheb était jouer le jeu des ennemis de son fils. Se taire eût été plus judicieux, mais le scribe en avait-il le droit ?
Un autre point restait à prendre en considération. Les avait-on suivis ? Psaro affirmait que l’on pouvait se fier à Parénefer. De son côté, Huy conservait certaines réserves. Ils retournèrent à la taverne où les deux serviteurs avaient convenu de se retrouver.
Parénefer n’était pas au rendez-vous.
« Quelque chose a mal tourné », dit Psaro en évitant le regard du scribe.